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Réflexion 2 - Le Grand soir ...

Dernière mise à jour : 16 avr. 2020

Groupe nominal désignant, dans la culture ouvrière et militante, une promesse qu’un groupe social d’exploité·e·s se fait de défaire les conditions de son exploitation et d’établir une société où règne la justice, la liberté et l’égalité.[1]


 

Alors que nous commençons tout juste à écrire le nouveau spectacle de Cortège de tête, Le Grand soir n’aura pas lieu ? la crise du Covid-19 arrive en Europe, entrainant avec elle l’obligation du confinement. Cette crise s’accompagne depuis le début d’un discours de résistance pensé en écho des dernières luttes sociales (retraite, santé, pompiers, fin du mois, fin du monde…). Ces discours de « résistance » sont produits par celles et ceux qui ont mené la lutte dans le monde d’avant ou par des intellectuel·le·s qui l’accompagne depuis longtemps [2].



Pourtant, ce que nous ne pouvons pas faire à l’heure actuelle, c’est prouver l’influence de ces discours sur la population non-engagée du monde anté-Covid-19. Il n’existe pas, à cette heure, de mouvement dans la rue alors que c’est la manière que les exploité·e·s ont toujours utilisé pour compter l’adhésion à une cause. La Pétition « plus jamais ça » révèle-t-elle une mobilisation naissante ? Signer une pétition représente-t-il un militantisme actif à l’heure du confinement ? Ce qui est cependant probable c’est que ses discours de révolte encourageant le soulèvement ont plusieurs effets sur une notion que nous aimons tant à Cortège de tête : le Grand soir.


Le premier effet est de galvaniser les populations déjà mobilisées, dont les outils de lutte sont amenés à changer : cette fois, le moment est venu de passer à la vitesse supérieure. N’est-ce pas cela le « Grand soir » ? N’est-ce pas la promesse qui fait certitude ? : « l’avenir chantera ou ne sera pas ! ». D’une certaine manière nous sommes en train de gagner en qualité dans nos luttes bien que nous ne l’observions pas encore. Lutter dans le cadre d’une société capitaliste qui offre encore des échappatoires à certain·e·s (emploi, consommation, divertissement, solutions réformistes et électoralistes) compliquait terriblement la chose. Comment aller jusqu’au bout tant que ce qu’on avait à perdre semblait important ? Toute politique vraiment révolutionnaire se pose toujours la question suivante : comment rendre désirable le jour d’après ? Comment faire pour que le Grand soir soit plus enviable que la compétition pour arriver le premier le jour des soldes ?

Dans la situation présente, le rapport de force est plus facile à discerner. « Choisis ton camp ! » semble dire le Covid-19 et l’utilisation de l’expression « plus jamais ça » est, en ce sens, très forte car il faut songer combien elle est à jamais associée à la Shoah et donc à la barbarie même. Soit on se trouve dans le camp de la barbarie, de celles et ceux qui continuent de se verser des dividendes alors que beaucoup d’entre-nous se préparent à « survivre », soit on se trouve dans le camp de la justice sociale. Toute radicalisation dans la démarcation de la frontière entre un « nous » et un « elles·eux » doit être regardée à sa juste valeur. la lutte que l’on voit poindre s’annonce plus radicale et plus violente que les précédentes. Sera-t-il possible de se laisser gazer sur un pont en chantant « doucement, on fait ça pour vos enfants » dans le monde post-Covid-19 ? Ou cela impliquera-t-il des ripostes violentes auxquelles une large portion du peuple souscrira ? Le premier effet de ce monde post-Covid-19 et des appels à un Grand soir post-Covid est donc de radicaliser les positions de celles et ceux qui luttaient déjà dans le monde anté-Covid-19.



Le second effet de ces discours est de taille. Il réactualise l’envie d’un « nous » qui se raconte autour d’une promesse d’émancipation. Ce qui est écrit dans ces appels n’a pas qu’une valeur sémantique car les mots acquièrent ici une valeur performative. Le confinement est en train de devenir l’événement. Si une large portion de la population reconnait cette expérience historique comme l’événement, ce n’est pas pour sa valeur patriotique mais bien parce qu’il bouleverse la réalité objective d’avant. On parle beaucoup du pic de la pandémie or la nature même de l’événement est d’être une ligne de crête, un pic. Le pic est le moment de bascule. Si ces appels à un avenir émancipateur et écologique sont si importants c’est qu’ils construisent un événement à partir duquel nous pourrons dater le monde d’après comme les révolutionnaires français·e·s ou les militant·e·s de Nuit Debout qui inventèrent un autre calendrier. La notion de Grand soir reprend donc de la vigueur autour d’un événement mondialement partagé (comme la Première et la Seconde Guerre Mondiale au vingtième siècle) seul à même de fixer la charnière entre l’avant et l’après. Tout cela rend possible l’écriture d’un rêve qui fait certitude, d’un Grand soir post-Covid-19 qui arrive.


Le troisième effet de ces discours est d’exercer une pression sur le pouvoir. Nous acceptons le prérequis marxiste du Manifeste, que les théories de l’effondrement ignorent souvent : « L’histoire de toute société est l’histoire de la lutte des classes ». Ceux et celles qui ont prédit la fin de la lutte des classes ou la fin de l’Histoire se sont trompé·e·s jusqu’ici et c’est la raison pour laquelle il faut bien faire attention sur ce sujet. La lutte des classes existe encore, même en période de confinement.

Dès lors, sans partir dans des discours optimistes, notons que les gouvernements réagissent actuellement à différentes pressions et pèsent chaque décision en fonction des réactions négatives qu’elles pourraient susciter dans la population. Au Portugal, en Espagne ou encore en Italie, certaines mesures prisent par les gouvernements étonnent celles et ceux qui ont lutté dans le vide pour défendre ici le droit des personnes sans-papier, là un revenu inconditionnel de subsistance. A ce compte-là il est possible d’ajouter le confinement lui-même. Les élites cyniques qui nous gouvernent ont renoncé à laisser le virus se propager de manière exponentiel jusqu'à atteindre immunité de groupe en dépit du prix à payer pour l’économie. Si Boris Johnson y a songé il est revenu sur cette première idée.

En France, les mesures prises par le gouvernement ne sont pas aussi satisfaisantes qu’en Espagne ou à Lisbonne. La plupart des dispositions d’urgences vont servir les grosses entreprises qui se gavées avant la crise. Pourtant la bataille n’est pas perdue d’avance et les rapports des services de renseignement, les commentaires médiatiques ainsi que l’annonce d’une « concertation nationale » proposée par les députés LREM [3] montrent bien que les gouvernant·e·s ne se sentent pas tout à fait en sécurité et que les exploité·e·s jouent toujours un rôle dans l’Histoire même si ce rôle est réduit à celui du spectre.

Ce qui s’annonce est simple : soit le camp d’en face lâche du lest soit il fait semblant d’en lâcher [4] pour éviter ce que les médiacrates appellent déjà une possible « Gilets Jaunisation » de la colère sociale. Pour l’heure rien n’est sûr et les signes sont ambivalents.

N’abandonnons pas trop vite la « lutte des classes » comme « moteur de l’histoire » car nous passerions à côté de quelque chose d’important. Pour maintenir une portion importante de la population dans le camp du gouvernement, celui de la « guerre » contre le virus, Macron devra peut-être concéder certains droits. S’il ne le fait pas, il aura, par exemple, peu de chance de pouvoir discréditer les soignant·e·s qui ne manqueront pas d’entrer dans une lutte sans merci contre sa politique.

Cette dernière prédiction n’oublie pas ce que disait Gramsci de cette affaire : « On prévoit réellement dans la mesure où l’on agit, dans la mesure où l’on applique un effort volontaire et donc où l’on contribue concrètement à créer le résultat prévu. » Pour pouvoir considérer effectivement la qualité prédictive de cette troisième réflexion sur les discours appelant à créer un Grand soir post-Covid-19 il faut donc se mettre au travail, il faut lutter dès à présent pour mettre la pression sur nos gouvernements.


Nous pouvons dire, pour conclure, que le travail d’écriture de notre prochain spectacle, Le Grand soir n’aura pas lieu ? est percuté de plein fouet par les évènements actuels. Nous remarquons avec stupéfaction combien notre réflexion artistique et politique se nourrit de l’urgence que nous traversons. Nous remarquons le caractère brûlant des questions que nous posions dans notre théâtre avant la crise.

Lorsque le confinement a commencé, l’équipe artistique de Cortège de tête s’est réunis en visioconférence pour échanger sur la situation que nous étions en train de vivre. Nous nous sommes interrogé si notre future création, Le Grand soir n’aura pas lieu ?, avait encore un sens au regard de l’actualité.

Tantôt nous sommes tentés de répondre : « non le grand soir n’aura jamais lieu, il est trop tard, l’effondrement est en cours et nous ne sommes pas suffisamment préparé à vivre les évènements qui arrivent. Les gouvernements vont réduire en morceaux toutes nos aspirations et nous auront le choix entre une société autoritaire sans Covid et un extérieur incertain plein de virus dont nous ne pourrons pas nous protéger ». Tantôt nous nous raisonnons.

En vérité il est possible que le Grand soir soit à portée de main.

Hier, comme aujourd’hui, le Grand soir brille dans la nuit des prolétaires telle une étoile indiquant la direction à suivre sur les sentiers de l’émancipation. Notre questionnement artistique et politique sur le Grand soir garde donc tout son intérêt avec cette crise dont l’issue est incertaine.


Nous verrons dans un prochain billet comment considérer l’éventualité que le Grand soir n’est pas lieu : « Réflexion 3 - … n’aura pas lieu ? »

 

[1] Il s’agit de notre propre définition de cette expression. Aurélie Carrier retrace l’Histoire du Grand Soir, de sa naissance à sa réappropriation, dans CARRIER, Aurélie, Le Grand soir, Libertalia, 2017.

Elle en parle quant à elle comme un événement à la fois spontané et imprévisible qui verra l’aboutissement fulgurant de la révolution sociale et émancipatrice marqué par l’écroulement du vieil ordre social pour laisser place à une société meilleure et harmonieuse. [2]« Après le confinement il nous faudra entrer en résistance climatique » paru dans le Monde le 19 mars 2020 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/19/apres-le-confinement-il-nous-faudra-entrer-en-resistance-climatique_6033624_3232.html « COVID -19 : ne nous laissons pas diviser ! Commençons à poser les pierres d’une autre société » publié par les Gilets Jaunes de Poitiers sur leur page Facebook, 21 mars 2020 : https://www.facebook.com/notes/gilets-jaunes-poitiers/covid-19-ne-nous-laissons-pas-diviser-commen%C3%A7ons-%C3%A0-poser-les-pierres-dune-autre-/1711160449026513/ TRIBUNE « À l’union nationale, nous préférons l’entraide générale » publié sur des médias alternatif comme Reporterre, signé par différentes personnalités, 21 mars 2020 : https://reporterre.net/A-l-union-nationale-nous-preferons-l-entraide-generale TRIBUNE « J’ai la rage », publié Libération et rédigé par un psychologue de l’hôpital de Mulhouse, 24 mars 2020 : https://www.liberation.fr/debats/2020/03/24/j-ai-la-rage_1782912?fbclid=IwAR0o052FfcanAPx20NrZ3yJkJvcKdZiBwrT56kAgKjople2dEa5yZZ8urMA TRIBUNE « Plus jamais ça ! Préparons le jour d’après », signée par 18 responsables d'organisations syndicales, associatives et environnementales, 27 mars 2020 : https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/tribune-plus-jamais-ca-18responsables-d-organisations-syndicales-associatives-et-environnementales-appellent-a-preparer-le-jour-dapres_3886345.html LATOUR, Bruno, « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant la crise », AOC, 30 mars 2020 : https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise De multiples photographies circulent aussi sur les réseaux sociaux appelant à un soulèvement après la crise. Mais aussi des appels à manifester à la sortie du confinement comme cet évènement : https://www.facebook.com/events/531511984223006/ [3]« Les services secrets italiens craignent une “révolte spontanée ou organisée” à cause de l’effondrement du système », Issues, 27 mars 2020 : https://issues.fr/italie-revolte-coronavirus-confinement/?fbclid=IwAR3zhHl2yzyg7zqhPV2AbkapNXAl-RsRw4poO1EG9Prx1ZC9bmyCe3J6mBo « Confinement : pourquoi le «jour d’après» inquiète les services de renseignement », Le Parisien, 11 avril 2020 : http://www.leparisien.fr/faits-divers/coronavirus-les-services-de-renseignements-craignent-l-embrasement-apres-le-confinement-11-04-2020-8298150.php « Coronavirus. 60 parlementaires veulent « préparer le jour d’après » », Ouest-France, 4 avril 2020 : https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-60-parlementaires-veulent-preparer-le-jour-d-apres-6800107 [4]Voir la note [3]. La concertation proposée par LREM n’est peut-être qu’une diversion. Il faudra refuser d’y prendre part comme pour le « Grand débat ».

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