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Réflexion 1 - Cassandre

Dans la mythologie grecque, Cassandre est la fille d’Hécube et de Priam, roi de Troie. Elle reçoit le don de prédire l’avenir mais aussi la malédiction de ne jamais être crue. Ce mythe sert à désigner celles et ceux qui prédisent une catastrophe imminente mais qui ne sont pas écouté·e·s, à l’image des climatologues qui annonçaient le dérèglement climatique dans les années 1980.

 

Lorsque je reviens en arrière sur l’histoire de notre création, Une Histoire manquée, je réalise combien nous avons été des Cassandre au milieu de ce monde d’avant crise. A travers notre pièce, nous avons raconté une catastrophe que très peu de gens avaient vu venir, que personne n'avait préparé et que les gouvernements sous-estimaient. J’ai nommé, Tchernobyl. Le livre dont s’inspire notre pièce, La Supplication de Svetlana Alexievitch, raconte l’aveuglement du régime soviétique devant une catastrophe nucléaire gigantesque et son corolaire consubstantiel qu’est l’aveuglement du peuple soviétique tout entier, de ses élites à ses ouvrier·ère·s en passant par ses soldat·e·s bien évidement.



Pourquoi un communiste s’acharne-t-il à présenter une pièce qui dit tout le mal de la gestion soviétique de l’évènement nucléaire de 1986 ? Sans doute parce qu’au-delà du drame passé, nous mettions en lumière les drames de notre condition présente. Dans un monde sans alternative (comme disait Thatcher) aux lois du marché qui gouvernent sans réelle contestation possible, nous montrions combien nous nous précipitions à toute vitesse vers un mur, comme les soviétiques en leur temps. L’impact était alors imminent mais nous ne nous en apercevions pas. Nous ne voyions plus l’autoritarisme du système économique dans lequel nous évoluions, comme Natalia (témoin de Tchernobyl) ne voyait plus la folie tyrannique du Kremlin : « Nous n’avions plus besoin de la vérité. Voilà le sommet de la pensée libre : « Peut-on manger des radis ou non ? » »[1].


Lorsqu’au printemps 2017 j’ai choisi de monter le recueil de témoignages de Svetlana Alexievitch, je l’ai alors fait lire à une amie. Elle l’a lu en quelques jours seulement. Bouleversée, elle me rapporta l’ouvrage, le posa entre mes mains et dit d’une manière troublée : « cette histoire raconte notre présent ». Elle avait raison.

Avant le Covid-19, nous disions partout pour présenter notre travail : « Une Histoire manquée est un spectacle sur la catastrophe de Tchernobyl qui tend un miroir à nos propres aveuglements. »

Notre message n’a pas trouvé l'écho espéré.

Le fonctionnement de la culture en France faisait qu’il n’y avait pas de place pour ce spectacle. Les militant·e·s écologistes ne disposaient pas des ressources nécessaires pour financer des représentations et les institutionnels ne se sont jamais déplacés pour voir notre travail. Lorsqu’on est une jeune compagnie, on doit en passer par une période de vaches maigres à défaut de connaître du beau monde. Telle est la règle que nous étions censés accepter sans broncher en espérant pouvoir un jour nous démarquer.


Maintenant que l'événement inattendu est là, ce fameux Covid-19 – qui, remarquons-le, pourrait très bien être d’une autre nature tant les possibilités d’effondrement sont multiples dans ce monde - on se rend compte que oui, le capitalisme néolibéral a bien produit des monstres semblables à ceux produits par la bureaucratie soviétique. Nous n'avons rien appris de Tchernobyl, trop content·e·s que l'on était de considérer les Russes comme des incapables et le communisme comme une idéologie décadente. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’autrice bélarusse fut encensée en Occident. Elle obtint le Prix Nobel de littérature en 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Comment ne pas y voir une instrumentalisation de son travail par l’élite culturelle empressée d’agiter l’épouvantail de l’échec soviétique contre tout discours critique ? Combien de fois avons-nous entendu : « qu’est-ce que vous voulez, le retour des goulags et de Tchernobyl ? »

Nous avons manqué l’histoire de Tchernobyl ! Nous avons manqué l’occasion de comprendre cette catastrophe et de se préparer aux suivantes.


Le 19 mars dernier, Fréderic Lordon, éminent économiste, écrivait sur son blog dans Le Monde diplomatique [2], qu’il fallait relire La Supplication au regard de la catastrophe sanitaire en cours puis il s’insurgeait d’être de celles et ceux qui ont eu raison trop tôt pour être entendu·e·s.

Une Cassandre ?

Toute l’équipe de Cortège de tête ne peut que souscrire à cette double interprétation.

 

[1] Propos de « Natalia Arsenievna Roslova » dans ALEXIEVITCH, Svetlana, La supplication : Tchernobyl, Chronique du monde après l’apocalypse, trad. ACKERMAN, Galia et LORAIN, Pierre, J’ai Lu, Paris, 1997 [2] LORDON, Frédéric, « Les connards qui nous gouvernent », Blog du Monde Diplomatique, 19 mars 2020. https://blog.mondediplo.net/les-connards-qui-nous-gouvernent

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